Le bricoleur et ses activités n’ont que peu de crédit auprès des ingénieurs ou artistes, malgré le regain d’image dont a depuis quelques années bénéficié le « maker » -qui en est sa forme moderne- notamment suite à la parution du fameux livre de Chris Anderson “Makers, la Nouvelle Révolution Industrielle”. Sa démarche est pourtant porteuse d’enseignements fort intéressants…
Étymologiquement, le mot Bricolage dérive de la Briccola (catapulte du Moyen Âge). À la Renaissance, la catapulte devenue obsolète, le mot prend le sens de « moyen détourné, habile », et s’applique au jeu de paume et de billard, à la chasse et à l’équitation, mais toujours pour évoquer un mouvement incident : celui de la balle qui rebondit, du cheval qui contourne un obstacle.
De nos jours, le bricolage évoque donc ce qui est incident, l’idée de « faire des détours », la propension à emprunter les chemins de traverse.
Le bricoleur est celui qui œuvre de ses mains, en utilisant des moyens détournés par comparaison avec ceux de l’homme de l’art. Celui qui bricole ne se conforme pas à la règle. Si l’on utilise le vocable à la mode, c’est la définition du Hacker !
Voir à ce propos mon article « Apprendre le hacking aux enfants (et les éveiller à toutes sortes de choses) »
Savant vs bricoleur
Claude Lévi-Strauss dans « La Pensée sauvage » distingue « le savant et le bricoleur par les fonctions inverses que, dans l’ordre instrumental et final, ils assignent à l’événement et à la structure, l’un faisant des événements (changer le monde) au moyen de structures, l’autre des structures au moyen d’événements ».
Qu’on essaye !
Or, par l’exemple de la poterie, Lévi-Strauss démonte la prétendue supériorité de la pensée de l’ingénieur moderne sur la pensée sauvage (en tant que science première – et non primitive -) : « une croyance très répandue veut qu’il n’y ait rien de plus simple que de creuser une motte d’argile et la durcir au feu. Qu’on essaye. » dit-il dans « Race et Histoire » :
« On dirait que l’homme aurait d’abord vécu dans une sorte d’âge d’or technologique, où les inventions se cueillaient avec la même facilité que les fruits et les fleurs. À l’homme moderne seraient réservées les fatigues du labeur et les illuminations du génie.
Cette vue naïve résulte d’une totale ignorance de la complexité et de la diversité des opérations impliquées dans les techniques les plus élémentaires. Pour fabriquer un outil de pierre taillée efficace, il ne suffit pas de frapper sur un caillou jusqu’à ce qu’il éclate: on s’en est bien aperçu le jour où l’on a essayé de reproduire les principaux types d’outils préhistoriques. »
« Toutes ces opérations sont beaucoup trop nombreuses et trop complexes pour que le hasard puisse en rendre compte. Chacune d’elles, prise isolément, ne signifie rien, et c’est leur combinaison imaginée, voulue, cherchée et expérimentée qui seule permet la réussite. Le hasard existe sans doute, mais ne donne par lui-même aucun résultat. »
La pensée sauvage bricole dans la mesure où elle combine des parties de la matière sensible, tandis que l’ingénieur impose des formes à la matière selon un projet. On a donc :
- Le bricolage, science première (plutôt que primitive), qui concrétise la pensée sauvage présente en tout homme tant qu’elle n’a pas été cultivée et domestiquée à « fins de rendement ».
- reposant sur la démarche empirique
- définie par un univers instrumental clos, avec pour règle du jeu de toujours s’arranger avec les « moyens du bord »
- Les sciences et techniques représentant la pensée « moderne » / ingénieuse
- par essence expérimentale, spéculative et théorique
- subordonnée à une utilité immédiate et à un rendement, avec une notion de productivité
- requérant un outillage spécifique et spécialisé
D’où l’on ne peut que déduire la relativité d’une supposée supériorité de la science des civilisés sur celle des « archaïques »… et sur le bricolage, qui correspond à une forme d’ethnocentrisme consistant à réduire les formes culturelles éloignées de celles auxquelles nous nous identifions… Méfions-nous de ces « croyances très répandues » comme les appelle Lévi-Strauss !
Ce point étant posé, intéressons-nous à présent au bricoleur et à son activité…
Le Bricoleur, le bricolage
« Le bricoleur est apte à exécuter un grand nombre de tâche diversifiées ; mais, à la différence de l’ingénieur, il ne subordonne pas chacune d’elles à l’obtention de matières premières et d’outils, conçus et procurés à la mesure de son projet : son univers instrumental est clos, et la règle de son enjeu est de toujours s’arranger avec les « moyens du bord », c’est-à-dire un ensemble à chaque instant fini d’outils et de matériaux, hétéroclites au surplus, parce que la composition de l’ensemble n’est pas en rapport avec le projet du moment […] ; il se définit seulement par son instrumentalité, autrement dit et pour employer le langage même du bricoleur, parce que les éléments sont recueillis ou conservés en vertu du principe que « ça peut toujours servir ». »
« Regardons [le bricoleur] à l’œuvre : excité par son projet, sa première démarche pratique est pourtant rétrospective : il doit se retourner vers un ensemble déjà constitué, formé d’outils et de matériaux […]. Tous ces objets hétéroclites qui constituent son trésor, il les interroge pour comprendre ce que chacun d’eux pourrait « signifier », contribuant ainsi à définir un ensemble à réaliser, mais qui ne différera finalement de l’ensemble instrumental que par la disposition interne des parties. Ce cube de chêne peut être cale pour remédier à l’insuffisance d’une planche de sapin, ou bien socle, ce qui permettrait de mettre en valeur le grain et le poli du vieux bois. »
« […] la décision dépend de la possibilité de permuter un autre élément dans la fonction vacante, si bien que chaque choix entraînera une réorganisation complète de la structure, qui ne sera jamais telle que celle vaguement rêvée, ni que telle autre, qui aurait pu lui être préférée. »
« La différence n’est donc pas aussi absolue qu’on serait tenté de l’imaginer ; elle demeure réelle, cependant, dans la mesure où, par rapport à ces contraintes résumant un état de civilisation, l’ingénieur cherche toujours à s’ouvrir un passage et à se situer au delà, tandis que le bricoleur, de gré ou de force, demeure en deçà, ce qui est une autre façon de dire que le premier opère au moyen de concepts, le second au moyen de signes. Sur l’axe de l’opposition entre nature et culture, les ensembles dont ils se servent sont perceptiblement décalés. En effet, une des façons au moins dont le signe s’oppose au concept tient à ce que le second se veut intégralement transparent à la réalité, tandis que le premier accepte, et même exige, qu’une certaine épaisseur d’humanité soit incorporée à cette réalité. »
Cependant, l’avènement du numérique a provoqué une évolution dans cette approche du bricolage, comme le relevait Chris Andersen :
- L’émergence d’outils numériques pour le design et la fabrication
- L’expansion de moyens de collaborations numériques
- L’apparition de capacités industrielles « en location »
ce qui tend progressivement à rendre plus floue encore cette distinction entre le bricoleur et l’artisan, l’ingénieur…
De l’aspect salvateur du bricolage
Vous aurez compris que c’est là le propos de mon blog, de dire que le bricolage est à la portée de tous (et le mettre à la portée de tous !), et qu’il est utile de le pratiquer, de l’enseigner à nos enfants :
- pour comprendre son environnement, en être acteur et résoudre des problèmes
Comme je le disais dans mon article sur le hacking il s’agit pour moi d’un état d’esprit indispensable. C’est une façon de penser en-dehors du cadre (« out of the box »). C’est également un apprentissage de l’autonomie : ne suis-je pas plus maître de mon environnement quand je sais comment il fonctionne, et comment il doit être réparé ? [Edit] et comme dit Marie-Eve en commentaire, lorsque Buzz Aldrin de retour de la Lune a cassé un bouton du module lunaire, il a utilisé la pointe d’un stylo pour faire le contact 🙂 - pour l’enseignement
Apprendre bricolage et « hacking » permet de comprendre comment les choses fonctionnent (comme la méthode scientifique), et même plus encore à apprendre par la pratique. Seymour Papert, dont j’ai déjà parlé dans mon article « Comprendre le numérique ou apprendre le code ? De la confusion entre apprendre la pensée algorithmique et apprendre les usages numériques… » se réfère à cette approche du bricolage de Lévi-Strauss , pour illustrer et défendre l’approche de l’enseignement par constructivisme (par la pratique) plutôt que par instructionnisme (cours magistral)… c’est de là qu’est issu le langage Logo, qui a donné Scratch… - pour les ingénieurs, designers et concepteurs
Si l’on considère la logique d’usage, seule l’approche de bricolage semble celle à même de répondre aux vraies problématiques d’usage : les solutions techniques de l’ingénieur enferment le créateur de la solution dans le prolongement et le perfectionnement de son intention initiale, alors que le bricoleur qui s’en saisira fera la synthèse et l’arbitrage entre les moyens à sa disposition et l’usage qu’il souhaite en faire…
C’est toute l’opposition entre la rationalité fallacieuse des dispositifs techniques et de leur mode d’emploi avec les utilisations détournées qu’en ont les utilisateurs (combien de modes d’emploi avez-vous déjà lu ? Combien de fois ne vous êtes-vous pas dit « je vais l’allumer et voir » ?
C’est là le vrai fondement de la méthodologie de design thinking et la raison de sa popularité (outre le marketing qui en a été fait par IDEO et autres) à mon sens : faire quitter la planification à toutes les parties prenantes d’un projet pour retrouver par le bricolage du prototype l’équilibre entre le sens du projet et les moyens investis. - pour se rapprocher du réel (intelligence de la main) et retrouver du sens…
C’est là le propos du fameux livre « Eloge du carburateur » et cela fera l’objet d’un prochain article tellement il y a de choses à dire 🙂
Bricolez !
Le bricoleur, s’il agit à l’instinct et « excité par son projet » comme dit Lévi-Strauss, n’en met pas moins en place une démarche d’apprentissage empirique… Je ne peux que vous encourager à vous constituer votre « alphabet de bricoleur » par l’expérience que vous accumulerez, et d’ »essayer » : progressivement vous combinerez cet alphabet en mots, puis en phrases qui vous donneront des mises en œuvre de plus en plus complexes…
Vous pouvez commencer par le « starter pack » que je propose dans cet article !
François-Xavier Faucher
cet article est également paru sur le blog de l’ENSCI Formation Continue https://formation-continue.ensci.com/ressources/
Références :
- C. Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962.
- C. Lévi-Strauss, Race et histoire, Paris, Denoël, 1952.
- Jacques Perriault, La logique de l’usage. essai sur les machines à communiquer, L’Harmattan, 2008 (1989)
- Chris Anderson “Makers, la Nouvelle Révolution Industrielle” 2012
- Matthew B. Crawford « Éloge du carburateur », 2010
Très joli article, de manière moins détaillée et moins recherchée j’aurais dit que le bricolage est la base de l’inventivité et reste totalement libre mais plus difficilement partageable, car les autres n’auront pas accès aux mêmes matériaux et outils et devront faire preuve de capacités d’adaptation, alors que l’ingénierie est un bricolage qui répond à des normes (donc à des contraintes) pour pouvoir être largement diffusé dans une société et reproduit.
En tout cas, les astronautes, cosmonautes, spationautes et taïkonaites, qu’on imagine bien ingénieurs et modernes sont fortement encouragés à développer leurs capacités de bricoleurs car en cas de panne dans l’espace ils devront faire avec les moyens du bord pour les réparations.
D’ailleurs, lorsque Buzz Aldrin de retour de la Lune a cassé un bouton du module lunaire, il a utilisé la pointe d’un stylo pour faire le contact 🙂
très juste Marie-Eve, merci 🙂 je fais un petit Edit de l’article 🙂